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Petit essai historique de la négociation

Les relations internationales sont le creuset de la technologie de la négociation moderne. Il faut bien sûr s’en inspirer pour  prétendre sérieusement élaborer une approche spécifique, adaptée au monde professionnel. D’une certaine manière, s’intéresser à la négociation professionnelle revient à « inverser le sens de l’Histoire » en restituant aux « marchands » un art de négocier qu’ils avaient jadis transmis aux « politiques » et que les désordres de la révolution industrielle leur ont fait perdre.

Si la diplomatie politique a redonné ses lettres de noblesse à la négociation, la diplomatie commerçante des anciens temps l’avait précédée.

L’histoire économique d’avant la révolution industrielle est celle des corporations urbaines, organisées en réseau de hanses ou de guildes par métier. Les chartes constitutives ancestrales de ces corporations listaient les franchises qui leur permettaient d’exercer librement leurs activités et fixaient des règles strictes de « déontologie » professionnelle et marchande.

Elles sont à l’origine de la renaissance des villes européennes à partir du XIème siècle grâce à l’octroi de privilèges consentis par les « puissances » suzeraines. Elles ont permis de relancer les échanges commerciaux, que la division féodale avait gelés, au travers d’un réseau de foires sur tout le territoire européen. Comme la paix était nécessaire à la prospérité de ces échanges, les périodes de foires devaient coïncider avec des trêves durant lesquelles les « Qui Pugnant » s’abstenaient de guerroyer dans les régions où elles se tenaient.

« Ainsi de la propagation des comptoirs phéniciens de l’Antiquité au développement extraordinaire du réseau des guildes urbaines au sein des ligues hanséatiques du bas Moyen-Age, des empires maritimes vénitiens et génois à l’essor de la navigation au long cours des caravelles portugaises sur la route d’Orient,  toutes ces expansions n’ont pu se faire qu’en respectant deux conditions : s’affranchir du pouvoir tutélaire des potentats, se doter d’une organisation garantissant la paix et la sécurité des échanges entre les différentes composantes des réseaux constitués. Tant que ces conditions ont perduré, ces ensembles ont vécu et ont prospéré en se donnant des règles de bonne conduite, laissant la négociation fixer les termes des échanges et régler les différends. »1

Bien sûr des conflit ont éclaté mais les grandes rivalités historiques (entre Carthage et Syracuse, Gêne et Venise, la Hanse de Londres et la Hanse Teutonique…) n’ont pas engendré des guerres meurtrières aussi lestement que ne le faisaient les querelles entre monarques. La concorde devait toujours finir par prévaloir dans les milieux marchands. L’art de négocier devait autant servir à nouer des accords commerciaux fructueux qu’à empêcher que les différends dans la relation ne dégénèrent en affrontement violent ou en règlement de compte « mafieux ».

Les commerçants des anciens temps, de l’Antiquité jusqu’au démarrage de la Révolution industrielle, avaient compris qu’aucune relation d’affaire ne pouvait se nouer sans convergence d’intérêt ni durer sans concorde. Si l’émergence d’intérêts contradictoires est inévitable, ils ne viennent pas forcément tarir la source des convergences. La poursuite d’une relation d’intérêt appelle alors au dépassement des différends et justifie l’effort de concertation transactionnelle, pour rétablir un état de concorde dans un nouveau statu quo. Ce fut bien le rôle assigné à la négociation, cette noble stratégie de relation imaginée pour faire rempart au  conflit et ne pas donner libre cours aux impulsions du seul rapport de forces.

La révolution industrielle constitue historiquement, de notre point de vue, une rupture considérable dans l’histoire de la négociation. Elle a amené paradoxalement une terrible régression. Les anciens réseaux commerçants s’étaient protégés des rivalités entre les factions politiques en parvenant à s’affranchir de leurs tutelles par leurs statuts, leurs protections et leurs privilèges. La révolution industrielle fit émerger une bourgeoisie libérale, individualiste et conquérante qui décida d’investir à son profit la sphère du politique. Ce-faisant,  par capillarité, elle laissa la violence pénétrer le terrain des affaires quand les anciens avaient tout fait pour l’en écarter.

Le génie des élites bourgeoises fut de faire coïncider les intérêts politiques des nations libérales avec leurs propres intérêts économiques de sorte qu’à ces derniers fussent systématiquement associés les choix de gouvernance. La loi du marché fut ainsi érigée en nouvelle loi fondamentale du système, ce qui revint dans les faits à institutionnaliser la loi du plus fort. Alors que la révolution démocratique privait les princes du pouvoir discrétionnaire de recourir à la violence politique quand bon leur semblait, en leur imposant un cadre juridique d’exercice du pouvoir, la révolution industrielle la libérait au contraire dans la sphère de l’économie en sanctuarisant la libre concurrence.  Partout en Europe, les vieux systèmes de production et d’échanges, soumis aux règles corporatistes, durent laisser place à un champ de bataille ouvert où le rapport de forces devint naturellement le mode de régulation dominant.

Ainsi, alors que durant des siècles, les marchands professaient la concorde pour organiser fructueusement leurs échanges, la bourgeoisie affairiste du XIXème siècle poussa à la dérégulation maximale des marchés, tentant d’assujettir le pouvoir politique à la défense exclusive de ses intérêts. La loi de la jungle sur le terrain de l’économie devint inexorablement un facteur de violence sociale et de rivalités politiques entre les États qui firent corps avec celles de leurs élites économiques, renforçant les nationalismes et aboutissant aux guerres les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité.

Et la stratégie de négociation dans tout cela ? En fort déclin dans le milieu des affaires privilégiant désormais la persuasion commerciale ou le conflit direct (à savoir l’imposition des conditions par l’usage du rapport de force), elle renait paradoxalement sur le terrain des relations internationales. Après plus de vingt années de guerres révolutionnaires et napoléoniennes presque incessantes en Europe, le congrès de Vienne en 1814 inaugura une nouvelle ère diplomatique. Les « grandes puissances » tenteraient désormais de substituer le « champ de bataille diplomatique » au champ de bataille militaire pour traiter leurs différends. Elles le firent avec de notables succès et d’effroyables échecs, jusqu’à nos jours.

Les diplomates ont pris en quelque sorte le relais des anciens marchands pour canaliser la violence politique des « puissants ». Ils devinrent conscients que la pression du système économique, issu de la révolution industrielle, risquait de conduire au conflit permanent entre les nations et que le recours à la guerre ne pouvait  être une réponse systématique aux manifestations d’intérêts économiques contradictoires.

En laissant la diplomatie trouver des sursis au recours à la violence dans des modus vivendi renouvelés, l’art de négocier redevint l’art de contenir l’emballement belliqueux des puissants.  Ainsi, de sursis en sursis, de traité en traité, la diplomatie politique a pris le relais de l’ancienne diplomatie marchande en développant un droit international complexe pour encadrer, notamment, les échanges commerciaux. La négociation s’est alors considérablement professionnalisée sur le terrain politique pour compenser son appauvrissement dans l’espace économique. Les instances régulatrices internationales ont dû répondre à l’injonction paradoxale de devoir « canoniser la libre concurrence » en l’encadrant. Les traités de libre-échange en sont l’expression directe. En sanctuarisant l’économie de marché, elles doivent constamment en réguler les excès, un peu à l’image de ces parents désorientés qui, au lieu de chercher à éduquer le comportement agressif de leur mauvais garnement, le chérissent au surplus et tentent avec plus ou moins de succès de prévenir ou de corriger ses nuisances à autrui.

Il n’empêche que ces instances politiques internationales, si souvent moquées, sont aujourd’hui encore les principales pourvoyeuses et les garantes d’un cadre juridique de limitation à l’exercice libre et brutal des rapports de forces.

Au terme de ces évolutions, comment se présente la négociation aujourd’hui ?

« C’est toujours la réalité la plus ancienne de la divergence des prétentions entre des acteurs pour l’obtention de la plus grande part, de l’avantage le plus distingué au détriment de l’autre partie avec laquelle il faut pourtant composer, à défaut de pouvoir la dominer ou la soumettre.

C’est ensuite une réalité où règne l’ambivalence entre des volontés de compromis politiques, par crainte du coût des conflits, et des volontés de domination économiques pour maximiser des profits.

C’est encore la réalité du grand écart entre une mondialisation qui universalise le rapport de force et bouscule toutes les situations acquises à coups de dumping social, de délocalisation et d’ouverture des frontières, et des institutions qui dressent des pare-feu à coups de normalisation, de sanctions économiques et de procès dantesques.

C’est enfin une réalité de lutte entre une barbarie toujours renaissante, qui prend parfois les atours de la libre concurrence mondialisée, pour conforter son pouvoir de domination et des organes d’alerte et de contrôle qui inlassablement défendent la cause de la civilisation. »2

La négociation pâtit de ces paradoxes qui atteignent son prestige.  Les êtres humains finissent par poser sur elle un regard ambivalent.

« Finalement la négociation construit une précieuse ligne de démarcation entre deux espaces : celui du conflit où s’expriment le cynisme, l’égoïsme, l’hostilité et celui de la paix où les voix conciliantes peuvent se faire entendre et où l’on s’accorde à maintenir une relation pacifique, à tenter d’harmoniser des contraires. La négociation n’est pas un remède contre la haine, elle est une arme pacifique contre la barbarie. »3

Le négociateur est donc perçu tantôt comme un stratège habile mais sardonique, un hâbleur sympathique mais retors, un·e prélat onctueux mais manipulateur ; on lui prête un face sombre de fourberie inexprimable et une face claire de bienveillance polie.

Mais il ne faut pas s’y tromper, l’âpreté du négociateur ne provient pas de sa fascination pour le conflit ou de sa frustration de ne pouvoir s’y résoudre. Elle est le fait des pressions qui le poussent soit au renoncement soit à l’affrontement quand il est normalement mandaté pour trouver une voie de compromis. La poussée conflictuelle qu’il doit contenir de tout son art est un exercice ardu ; il peut être éreintant voire désespérant, aussi n’est-il pas étonnant qu’il cède parfois à la causticité.

Quel que soit son talent, il reste toujours tributaire de la sincérité et de la profondeur du mandat qui lui est confié. Il peut être un simple commis chargé de faire valoir un rapport de force,  justifiant des conditions imposées, ou se montrer fin stratège en cherchant, contre vents et marées,  à ouvrir une voie de concertation pour engager une dynamique d’accord.

La négociation invite dés lors à une réflexion sur la nature de la puissance. On ne peut nier que les entreprises organisent les rapports de force à leur avantage en fonction de leurs capacités à « dominer et contraindre, à produire et détruire » pour reprendre le mot de Raymond Aron. Si cette puissance ne se compte pas en nombre de divisions, elle a sa traduction en taux de croissance, part de marché, CA réalisé, résultat d’exploitation, réseaux d’influence, taux de couverture mondiale, etc.

Quant au soft power, il joue un rôle tout aussi déterminant ; les entreprises savent opposer la notoriété de leurs marques, la fiabilité de leurs process, l’exclusivité de leurs technologies, le dynamisme de leur marketing pour peser sur les négociations en faveur de leurs intérêts.

Qu’importe au fond le style du négociateur, la théâtralisation de sa démarche, ses outrances verbales, ses avertissements et menaces, ses mises en scène politiques, son formalisme tatillon, ses déclarations préalables péremptoires et définitives… Une seule question compte vraiment : au-delà de la postures affichée, la personne qui consent à s’asseoir à la table de négociation, le fait-elle dans un simulacre avec une sordide volonté de domination ou vient-elle avec une réelle volonté de transiger ?

Autrement dit, espère-t-elle encore dans le futur d’une relation qui justifierait un besoin objectif ou simplement  un désir d’accord ?

Si la réponse est non, alors elle est dans la feinte, la manipulation et alimente la discorde.

Si la réponse est oui, alors elle œuvre en faveur de la concorde et fait avancer la civilisation.

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[1] Laurent Plantevin, Bâtisseurs d’accords, juin 2020, Vuibert, conclusion.

[2] Idem

[3] Idem