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Faut-il être un ancien du RAID, du GIGN ou du FBI pour être bon négociateur professionnel ?

Qui n’a pas été fortement impressionné à la vue des nombreux documentaires relatant la formation et les exploits des policiers du RAID ou des gendarmes du GIGN ? On ne peut que louer la valeur de ces corps d’élite qui partent à l’assaut contre le mal en action, pour sauver des vies humaines menacées par des terroristes de tous poils, des preneurs d’otages ou des détraqués de toutes sortes. Les qualités exceptionnelles requises pour les épreuves de sélection, tant sur le plan physique que mental, l’entraînement d’athlète imposé pour rester au meilleur niveau, le sens tactique, le courage, la résilience de ces grands protecteurs des innocents forcent évidemment le respect et l’admiration.

Certains de leurs anciens officiers, aguerris aux négociations de crise, se sont reconvertis avec succès dans la psychosociologie ou le conseil en négociation professionnelle. Ils n’hésitent pas à tirer parti du prestige de leurs anciens corps d’intervention pour faire valoir certaines compétences distinctives, qu’ils jugent parfaitement transposables à des situations professionnelles où se révèlent d’autres formes de tensions.

S’ils peuvent légitimement s’appuyer, en qualité de psychosociologues, sur des savoir-faire de persuasion spécifiques acquis sur les terrains d’opérations, la référence n’est tout de même pas aussi claire s’agissant de négociation professionnelle. Il n’échappe à personne en effet que la véhémence avec laquelle des commerciaux, des acheteurs ou autres mandataires de gestion sont appelés à défendre les intérêts des organisations qu’ils représentent, pour parvenir à des accords avantageux, n’est en rien assimilable à une violence criminelle ou à une folie meurtrière. Il est vrai que la référence guerrière est bien présente, ne serait-ce que dans l’évocation constante de l’incidence dominante du rapport de forces. Voilà qui laisse entendre que la négociation devrait être conçue et déployée comme une stratégie de gestion de conflit pour laquelle, naturellement,  des professionnels rompus à la négociation de crise seraient les mieux disposés.

Cette approche, propagée avec brio par ces mêmes experts,  a donné naissance à une nouvelle vulgate de la négociation professionnelle qui séduit bon nombre de managers admiratifs, toujours en quête de quelques « bottes secrètes » de « supernegociator » que leurs troupes d’acheteurs, de commerciaux ou de RH, pourraient victorieusement utiliser face à des fournisseurs trop retors, des clients trop avides ou des syndicalistes trop impétueux.

A l’instar de Clémenceau qui prétendait, certes injustement, que « la guerre est une chose trop grave, pour la confier à des militaires », nous aurions tendance à dire que la négociation professionnelle est une chose trop « civile », pour la confier à des mentors de la gestion de crise.

Le vrai référentiel de la négociation professionnelle n’a pas été écrit par eux, loin de là ! Il est le produit d’une tradition séculaire qui remonte à l’Antiquité, aux échanges maritimes organisés sur le pourtour de la Méditerranée par les Phéniciens, ces inventeurs de la négociation commerciale. Il s’est développé ensuite, aux cours des âges, grâce aux contributions des auteurs de traités, de conventions, d’accords… entre des cités, des états, des corporations, des compagnies… pour empêcher que le seul rapport de forces vienne dicter sa loi, pour endiguer la violence et surmonter les différends. Comment ? En s’imposant un cadre de règles et d’engagements, en trouvant un nouveau statu quo, avec souvent de grands succès et parfois de tragiques échecs. Ce sont ces promoteurs de paix et de concorde qui ont fondé à travers l’histoire l’art de négocier, en particulier dans les relations internationales. C’est de cette expérience incomparable, celle de générations de diplomates, que l’on peut vraiment déduire une technologie de la négociation, à savoir un ensemble de techniques, d’outils et de méthodes sérieusement transposables au monde professionnel.

Dans un contexte géopolitique ou les approches du hardpower sont redevenues, à ce jour, dominantes, le rôle du négociateur de crise se trouve, à l’évidence, valorisé par les médias,  dans des reportages autant que dans les séries policières, même si, dans ces dernières, les « négociateurs » y sont le plus souvent présentés comme des personnages « à part », des psychologues humanistes, surdoués et emphatiques,  à ne pas confondre avec ces guerriers « robocopés » un peu bornés dont ils doivent autant calmer l’ardeur des chefs à en découdre que faire céder les méchants d’en face.

Cette caricature est tout à fait injuste car les « négociateurs de crise » font bien partie des corps d’élite et agissent en leurs noms. L’utilisation du prestige de ces unités pour impressionner des auditoires conquis ne nous gêne pas. Le problème vient de cette prétendue transposition de la compétence en négociation de crise vers la négociation professionnelle, qui nous parait abusive et source de lourdes confusions.

Laurent Plantevin, fondateur du Groupe Arcante, résume très bien cette ambiguïté dans la conclusion de son ouvrage de référence sur la technologie de la négociation (Bâtisseurs d’accords, collection Vuibert, 2020) :

« Certains experts spécialisés justement dans la « négociation de crise », dont le professionnalisme est précieux à l’occasion de prise d’otages ou de menace directe sur des biens ou des personnes, pensent pouvoir transposer leurs techniques de corps d’élite, parfaitement valides dans ces contextes dramatiques, aux situations de négociation professionnelle. Voilà qui est absurde ! La situation de crise offre cette particularité que le négociateur sollicité n’a pas d’historique à partager et probablement pas de futur à envisager avec son interlocuteur. Il ne cherche pas un accord mais une reddition, il n’a pas devant lui un être rationnel dépositaire d’un mandat et représentant une organisation stable avec laquelle il envisage éventuellement de développer un courant d’affaires, mais il est face à un fanatique, un déséquilibré ou un délinquant dont il faut neutraliser le pouvoir de nuisance immédiate. »

Pour autant l’approche « belligérante » de la négociation est à ce point d’actualité, après des années de domination théorique de la négociation dite « raisonnée » (l’école des « winwinistes » issue de l’université d’Harvard), qu’il est de bon ton de voir dans le négociateur un agent de persuasion efficace, sachant faire entendre raison à l’ennemi. La technique de négociation se confond dès lors avec une technique d’influence incisive, s’appuyant sur une bonne maitrise des outils de la psychologie comportementale et cognitive autant que sur les variations contrôlées du sacrosaint rapport de forces.

S’ensuit une double confusion : la première tient au contexte dans lequel se déploie la négociation de crise qui n’a rien à voir, heureusement, comme le note Laurent Plantevin, avec celui d’une négociation professionnelle ; prétendre les rapprocher relève de l’artifice. La seconde confusion réside dans le référentiel technologique préconisé, issu de la négociation de crise, contestable à bien des égards dans son application à la négociation professionnelle.

Sur le premier point, rappelons simplement en quoi consiste la négociation professionnelle. Il s’agit d’une stratégie de relation mise en œuvre par des parties,  en relation d’affaires ou de travail, pour régler des différends émanant d’intérêts contradictoires conjoncturels, toujours prompts à se déclarer dans toute relation, même la plus « partenariale ». D’autres stratégies de relation sont envisageables telles que l’influence directe (persuasion), l’influence indirecte (lobbying) ou même l’imposition des conditions par l’usage direc d’un rapport de forces favorable.  En optant pour la négociation, les parties font le choix de recourir à une action concertée « tendue » vers la conclusion d’un accord.

La propension à entrer en négociation serait-elle alors directement proportionnelle au coût estimé du conflit ? Oui mais avec une forte fluctuation en fonction des enjeux associés aux différents objectifs. La principale variable stratégique de l’entrée en négociation est donnée par la volonté de transiger des parties. Cette volonté suit moins les oscillations du rapport de force que les évolutions de la relation d’intérêts.

Sans nier l’existence d’un rapport de forces et de dépendance, l’intensité de la relation d’intérêt (IRI) est de loin le facteur le plus impactant sur la volonté de transiger des parties en milieu professionnel. C’est du reste un impact bipolaire, avec un côté rationnel et un côté « sensible ».

Dans le milieu professionnel, la volonté de transiger, qu’elle procède d’un besoin rationnel ou d’une motivation subjectivée par l’état de la relation, est directement associée à la représentation de cette même relation dans son évolution. La négociation est donc un moment, dans un continuum relationnel, dédié au traitement de désaccords issus d’intérêts contradictoires, toujours en concurrence avec les intérêts communs. Dans la négociation de crise, la relation avant la négociation est inexistante et l’après n’a pas lieu d’être ; dans ces conditions, elle n’est en rien comparable à une négociation professionnelle voire même à une négociation sociale, tant dans son approche stratégique et tactique que dans son déroulement.

La seconde confusion tient à la conception même de la manière de conduire une négociation professionnelle. Dans leurs communications, nos expert·es en négociation de crise mettent en avant leur savoir-faire  en matière de persuasion. Ils insistent notamment sur les techniques d’écoute active, le décryptage comportemental, l’approche psycho-cognitive des représentations et des émotions… comme autant d’éléments clé de la boîte à outils du négociateur.

L’expérience indéniable acquise au RAID , au GIGN, à la BRI ou dans toute sorte de collaboration vantée avec le FBI, n’apporte pas forcément une expertise en technique de persuasion plus significative que celle développée par des professionnels confrontés régulièrement à des situations de tensions sociales ou interindividuelles (intervenants sociaux, DRH, psychiatres, psychologues, acheteurs, commerciaux…). Il ne faudrait pas imaginer que l’expérience de la négociation de crise donne naissance à un corpus technique spécifique, elle en utilise un préexistant, riche et déjà ancien, celui de l’influence.

Plus spécifiquement, quitte à surprendre les non négociateurs professionnels aguerris, aussi sophistiquée et pertinente que soit la technologie de l’influence, ou de la persuasion, elle ne se confond certainement pas avec la technologie de la négociation professionnelle.

On comprend que les négociateurs de crise cherchent à faire valoir leur compétence en persuasion. Le problème est qu’en négociation professionnelle, les outils de la persuasion ne sont que partiellement utiles, seulement en amont du processus de traitement des désaccords, pour en éliminer certains, pour fixer une base de discussion voire un ordre du jour, pour échanger des informations utiles et pour se convaincre finalement d’enclencher une action concertée. Une fois la négociation réellement engagée, la persuasion n’a plus sa place dans la dialectique transactionnelle de la concertation, qui est une tension orchestrée vers l’accord. Pourquoi ? Simplement parce que la persuasion est une technique avancée d’argumentation qui consiste à donner de bonnes raisons à son interlocuteur de renoncer à exprimer son désaccord ce qui reviendrait à lui faire nier son intérêt contradictoire !  Ce serait bien sûr illusoire. La prétention, légitime au départ, d’influencer la partie adverse, devient illusoire quand les raisons données à l’autre s’opposent inexorablement aux raisons qu’il nous donne. L’insistance à vouloir le persuader dans ces conditions suscitera l’exaspération. On peut néanmoins admettre de transiger avec lui, d’envisager un accord négocié, en utilisant des marges consenties d’ajustement.

L’entrée en négociation suppose donc, qu’au delà des différends, subsiste une relation d’intérêts suffisamment intense pour qu’apparaisse une volonté de transiger partagée, même asymétrique. Le basculement technologique de la persuasion vers la négociation commence par la définition d’un mandat clair faisant écho à la stratégie arrêtée. Il appartient ensuite au négociateur professionnel d’opérer les bons choix tactiques et de préparer des marges de manœuvre adéquates. Il veillera à bien structurer les objectifs, à organiser le déroulement et devra gérer la tension des rounds par une rhétorique argumentaire, dite « de résistance », et une habileté posturale bien exercées. Le cœur même du professionnalisme en négociation est là, dans cette capacité à bâtir un accord stable quand la nécessité de devoir s’entendre dépasse la possibilité de se comprendre.

La dualité technologique entre persuasion et négociation est parfois difficile à admettre pour des commerciaux qui veulent toujours croire qu’ils n’ont pas épuisé leurs chances de convaincre  Le fait que leur argumentation n’impacte plus leur client ne signifie pas qu’il soit devenu impossible de rechercher un accord. Il nécessitera simplement de mobiliser d’autres compétences, qui ne sont plus celles du « bon vendeur ». Rien n’agace plus un acheteur qu’un fournisseur qui ressasse à l’envi son argumentaire de vente, parce qu’il ne sait pas, ou ne veut pas, « basculer » de l’art de persuader vers l’art de négocier.

Par ailleurs, même dans des situations de forte tension sociale en entreprise, la réalité de la confrontation aux différends exprimés n’a pas non plus vocation à transformer le négociateur professionnel en « intervenant de crise ». Cela serait d’ailleurs paradoxal car, en milieu professionnel, l’avènement de la situation conflictuelle scelle, d’un certain point de vue,  l’échec de la négociation, soit parce qu’elle n’a pas abouti soit parce qu’elle n’a simplement pas eu lieu. Bien sûr il existe des négociations professionnelles dites de « sortie de conflit ». Dans ce cas oui, il faut bien d’abord user de persuasion pour engager son interlocuteur à renouer le dialogue et à sortir du positionnement conflictuel, en faisant valoir des arguments convaincants. C’est une étape cruciale qui mobilise toute la compétence de l’influenceur. Mais, quand s’engage l’action concertée, les intérêts contradictoires qui ont donné naissance au conflit n’ont pas disparu. La progression vers un accord négocié ne relève plus alors de la compétence de l’influenceur mais bien de celle du négociateur professionnel.